Le cubisme : La fragmentation des formes en peinture
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Le cubisme : La fragmentation des formes en peinture

Auteur

Sophie Laurent

24 October 2024

Le cubisme est l’un des mouvements artistiques les plus influents du XXe siècle. Il a marqué une rupture radicale avec les traditions picturales antérieures, notamment la perspective classique et l’illusion de la profondeur. Né en Europe au début des années 1900, le cubisme est souvent associé à des noms prestigieux, dont Pablo Picasso et Georges Braque. Ensemble, ces artistes et leurs contemporains ont mis en question les représentations figées de la réalité. Ils ont choisi d’explorer différentes facettes d’un sujet sur une même surface, créant ainsi une multitude de points de vue simultanés.

L’intérêt du cubisme dépasse largement le cadre de la peinture. Il a influencé la sculpture, la photographie, la littérature, le design et même l’architecture. Les idées cubistes ont débordé des ateliers d’artistes pour s’inscrire dans la culture visuelle du siècle.

Les origines du cubisme

Le cubisme est né dans un contexte artistique effervescent, au tournant du XXe siècle. L’Europe sort de la période post-impressionniste. Les artistes, lassés des conventions académiques et des traditions, cherchent de nouvelles manières de représenter la réalité. Parmi les grandes influences se trouve l’œuvre de Paul Cézanne, souvent considérée comme une passerelle entre l’art du XIXe siècle et les avant-gardes du XXe. Cézanne, par ses peintures, a remis en cause la perspective linéaire et l’illusion du volume. Il a montré qu’un objet pouvait être décomposé en formes géométriques simples : cylindre, cône, sphère. En ce sens, Cézanne a jeté les bases d’une réflexion sur la structure interne des choses, invitant les artistes à s’émanciper de la vision unique et à embrasser la multiplicité des points de vue.

Au début du XXe siècle, Paris est le centre névralgique de la création artistique occidentale. Des artistes de toute l’Europe s’y installent pour partager leurs idées. Picasso, jeune peintre espagnol déjà célèbre pour sa « Période bleue » et sa « Période rose », rencontre Georges Braque, peintre français talentueux. Leurs échanges, nourris par des discussions sur Cézanne et sur les arts premiers (sculptures et masques africains, océanistes ou ibériques, découverts par les artistes en marge de la colonisation), vont donner naissance à une nouvelle manière de voir. Les masques africains, par exemple, présentaient une simplification des formes et une frontalité saisissante. Cela a inspiré Picasso, qui a entrevu la possibilité de déconstruire la forme humaine et de la recomposer sous d’autres angles.

C’est dans ce contexte que naît le cubisme. La date symbolique généralement retenue est 1907, lorsque Picasso peint « Les Demoiselles d’Avignon ». Ce tableau, radical pour son époque, rompt avec la représentation traditionnelle. Les figures féminines sont découpées, fragmentées, marquées par des angles aigus. L’œuvre choque, déconcerte, intrigue.

Elle marque le début d’une nouvelle ère. Le terme « cubisme » lui-même est apparu quelques années plus tard, attribué au critique Louis Vauxcelles en 1908, qui, en décrivant les paysages de Braque, y voit des « petits cubes ». Le mot restera et définira un ensemble de recherches esthétiques radicales.

Les caractéristiques fondamentales du cubisme

Le cubisme se caractérise avant tout par le rejet de la perspective traditionnelle. Jusqu’au début du XXe siècle, la peinture occidentale s’appuyait sur une perspective monoculaire, héritée de la Renaissance, qui donnait l’illusion de profondeur et d’espace.

Le cubisme, à l’inverse, présente un sujet sous plusieurs angles simultanément. Sur une même surface, l’objet peut être vu de face, de profil, de dessus ou de dessous. Cela crée un effet de fragmentation et de recomposition. Le tableau n’est plus une fenêtre ouverte sur le monde, mais une surface plane où se superposent différentes facettes de la réalité.

La géométrisation des formes est un autre trait marquant. Les objets, les visages et les corps sont réduits à des volumes simples : cubes, cônes, cylindres. Cette simplification abstraite permet d’aller à l’essentiel. Elle rappelle aussi le rôle de Cézanne, dont l’approche analytique de la forme a inspiré le mouvement. Les couleurs, surtout dans le cubisme analytique, sont souvent restreintes à des gammes de bruns, de gris et d’ocres.

L’objectif n’est pas de reproduire la couleur locale des objets, mais de mettre l’accent sur la structure, la composition et l’espace.

Le cubisme a également intégré des éléments de collage, introduisant des morceaux de journaux, de papiers peints, de toiles cirées. Les artistes ont joué avec la matérialité de la surface picturale, créant ainsi des passerelles entre la peinture et le monde réel.

Ce procédé a ouvert la voie à de nouvelles expérimentations, comme le cubisme synthétique, où les formes sont plus colorées, plus décoratives, moins complexes et plus schématiques.

Le principe directeur reste le même : représenter la réalité non pas telle qu’elle apparaît, mais telle qu’elle est perçue après analyse et reconstruction intellectuelle.

Les artistes clés du cubisme : Picasso, Braque et au-delà

Pablo Picasso (1881-1973) est sans doute le nom le plus célèbre associé au cubisme. Né en Espagne, il s’installe à Paris et expérimente différents styles avant d’élaborer, avec Braque, le langage cubiste. Picasso est un artiste protéiforme qui a sans cesse remis en cause les conventions. Ses premières œuvres cubistes, comme « Les Demoiselles d’Avignon », ont bouleversé le monde de l’art. Son travail avec Braque a donné naissance au cubisme analytique puis au cubisme synthétique. Picasso a continué, tout au long de sa longue carrière, à explorer diverses voies, mais le cubisme reste un moment fondateur dans sa production.

Georges Braque (1882-1963) est souvent considéré comme le co-inventeur du cubisme. S’il est moins connu du grand public que Picasso, son rôle n’en est pas moins crucial. Braque apporte une rigueur formelle et une cohérence dans la déconstruction des formes. Ses paysages et ses natures mortes révèlent un souci constant de l’équilibre plastique, une subtilité dans l’usage des couleurs et une élégance dans la simplification des volumes. Le dialogue artistique entre Braque et Picasso, particulièrement entre 1909 et 1914, est à l’origine des développements majeurs du cubisme.

D’autres artistes ont embrassé ce mouvement. Juan Gris (1887-1927), peintre espagnol installé à Paris, apporte au cubisme une clarté et une harmonie nouvelles. Ses œuvres, plus tardives, sont souvent vues comme une synthèse élégante et colorée du langage cubiste. Fernand Léger (1881-1955), quant à lui, s’approprie le vocabulaire cubiste pour introduire des formes mécaniques et technologiques, préfigurant une esthétique industrielle. Albert Gleizes (1881-1953) et Jean Metzinger (1883-1956) ont également contribué à théoriser le cubisme, publiant en 1912 un ouvrage intitulé « Du Cubisme », qui tente de définir et d’expliquer le mouvement.

Ces artistes, et bien d’autres encore, ont créé un réseau d’influences croisées. Si Picasso et Braque en sont les figures centrales, le cubisme n’est pas un monolithe. Il s’agit plutôt d’un ensemble de tendances, de nuances et d’évolutions. Les apports de chaque artiste élargissent la palette du cubisme, faisant de ce mouvement un creuset d’innovations formelles.

Les différents types de cubisme

Le cubisme n’est pas un phénomène homogène. On distingue généralement trois grandes phases : le cubisme cézannien, le cubisme analytique et le cubisme synthétique.

Le cubisme cézannien (vers 1907-1909) : Dans cette première phase, la référence à Cézanne est explicite. Les artistes cherchent à déconstruire le motif, en tenant compte de la structure géométrique des objets. Les formes restent relativement lisibles, et les couleurs, bien que limitées, permettent encore une certaine reconnaissance du sujet.

Le cubisme analytique (vers 1909-1912) : C’est la période la plus radicale. Les peintres fragmentent les objets en une multitude de facettes. Les lignes se multiplient, les plans se chevauchent, les contours deviennent flous. La palette s’appauvrit, privilégiant les gris, les bruns et les verts terne. L’œuvre demande un effort de déchiffrement. Le spectateur doit reconstituer mentalement l’objet, le visage ou la nature morte. Ce style est exigeant, cérébral, et place l’analyse intellectuelle au cœur du processus pictural.

Le cubisme synthétique (après 1912) : Les artistes introduisent dans leurs tableaux de nouveaux matériaux : papiers collés, journaux, étiquettes. Les formes sont désormais plus larges, moins détaillées, plus colorées. Le tableau retrouve une certaine lisibilité. La simplification est poussée à l’extrême, et l’assemblage de fragments réels (collages) crée des jeux entre illusion et réalité. Le cubisme synthétique est plus décoratif, moins austère. Il annonce une ouverture vers d’autres mouvements et pratiques artistiques.

Ces différentes phases ne sont pas hermétiques. Elles se chevauchent, s’influencent, et témoignent de la vitalité des expérimentations cubistes. Elles montrent aussi que le cubisme n’est pas resté figé dans une forme unique, mais a su évoluer et intégrer de nouvelles idées.

L’impact du cubisme sur l’art moderne

Le cubisme a bouleversé la manière de concevoir l’art. Avant lui, les peintres s’efforçaient de représenter le monde tel qu’il apparaît à l’œil humain, en respectant la perspective, la lumière, la couleur locale. Le cubisme a brisé cette illusion. Il a montré que le tableau était avant tout une surface bidimensionnelle, et que l’artiste pouvait y représenter plusieurs points de vue simultanément. Cette prise de conscience a entraîné la fin du monopole de la perspective linéaire, libérant la peinture de ses contraintes traditionnelles.

Le cubisme a également ouvert la voie à d’autres avant-gardes. Le futurisme italien, qui célèbre la vitesse et la machine, s’inspire de la fragmentation cubiste pour représenter le mouvement. Le constructivisme russe, le suprematisme, le dadaïsme, puis le surréalisme, tous ont trouvé dans le cubisme un point de départ ou une source d’inspiration. Au-delà de la peinture, la photographie, la sculpture, la typographie et le design graphique ont intégré des éléments cubistes. Les idées de géométrisation, d’abstraction et de démultiplication des points de vue ont fécondé des champs artistiques variés, jusqu’à l’architecture, comme en témoignent certaines réalisations modernistes et l’esthétique du Bauhaus.

En somme, le cubisme a profondément modifié la perception de l’art. Il a démontré que la représentation n’avait pas à être mimétique. Au contraire, l’art pouvait être conceptuel, analyser et reconstruire la réalité, et non simplement la copier. Grâce au cubisme, le XXe siècle a vu émerger l’abstraction et toute une palette de mouvements modernistes qui ont redéfini le champ artistique. Cet héritage est encore présent dans l’art contemporain, qui se nourrit de la remise en question permanente des codes visuels.

Quelques œuvres emblématiques du cubisme

Plusieurs œuvres permettent d’illustrer les principes cubistes. Parmi elles, « Les Demoiselles d’Avignon » (1907) de Picasso tient une place particulière. Ce tableau montre cinq femmes dans un espace confiné, leurs corps anguleux rappelant les masques africains. L’œuvre choque par sa frontalité, sa violence formelle et la dissolution des repères spatiaux.

Les tableaux du cubisme analytique, comme « Le Violon et la Palette » (1909) de Braque, sont plus difficiles à lire. Ici, le violon est morcelé en une multitude de plans. Le spectateur doit reconstituer l’image en déchiffrant les indices épars. Les couleurs sont ternes, les formes cassées, l’espace est ambigu.

Avec le cubisme synthétique, les œuvres se parent de collages. Par exemple, « Nature morte à la chaise cannée » (1912) de Picasso inclut un morceau de toile cirée imitant le cannage d’une chaise. L’objet représenté et le matériau réel se confondent, brouillant la frontière entre l’art et la réalité. Dans les œuvres de Juan Gris, comme « Nature morte à la nappe à carreaux » (1915), les couleurs sont plus vives, les formes plus claires, et les éléments du collage indiquent que le tableau est un assemblage, une construction artificielle.

Ces œuvres emblématiques invitent le spectateur à remettre en cause ses habitudes de vision. Elles incitent à réfléchir à la nature de la représentation et au rôle de l’artiste. Le cubisme ne se contente pas de montrer des objets, il les réinvente, les déconstruit, et les livre à la perception de manière nouvelle. Cette remise en question vaut toujours aujourd’hui, à l’ère de l’image numérique et des réalités virtuelles.

Héritage et influence du cubisme aujourd’hui

Plus d’un siècle après son apparition, le cubisme reste une référence incontournable. Les principes de fragmentation, de déconstruction et de réinterprétation des formes sont entrés dans le langage visuel. Les artistes contemporains, qu’ils soient peintres, sculpteurs, photographes ou graphistes, continuent de s’inspirer de l’héritage cubiste. Les techniques de collage, par exemple, sont largement utilisées en street art, en illustration ou en design graphique.

Le cubisme fait également partie du bagage culturel des musées et des galeries. Les chefs-d’œuvre cubistes sont régulièrement exposés, étudiés, commentés. Ils font l’objet de publications, d’analyses savantes, de documentaires et de cours universitaires. Le mouvement n’est plus une avant-garde radicale, mais un classique de l’histoire de l’art. Pourtant, il conserve sa capacité à surprendre et à stimuler la réflexion.

L’intérêt pour le cubisme ne se limite pas au monde de l’art. Le grand public est souvent fasciné par ces images aux formes anguleuses, qui obligent à regarder autrement. Le cubisme est ainsi un outil pédagogique pour comprendre l’évolution de la perception, l’ouverture à l’abstraction et le questionnement des codes. Il a élargi le champ du possible et ouvert des espaces de liberté pour la création. C’est pourquoi son héritage est toujours vivant.

Pour les étudiants, le cubisme offre un champ d’analyse inépuisable. Il permet de comprendre les liens entre art, société et histoire. Il éclaire aussi les mécanismes de la création : la remise en cause des principes établis, la recherche de solutions formelles inédites, la réflexion sur la nature même de l’image. Ainsi, le cubisme est à la fois un phénomène historique, un tournant majeur de la modernité, et une source d’inspiration pour les artistes et les penseurs d’aujourd’hui.

Conclusion

Le cubisme est un moment fondateur de l’art moderne. Né au début du XXe siècle, il a secoué les conventions, brisé la perspective monoculaire, démonté les objets et les visages en une multitude de facettes. Par ses expérimentations, il a offert une nouvelle manière de voir, en multipliant les points de vue et en privilégiant l’analyse de la structure sur l’illusion d’un espace profond. De Picasso à Braque, de Gris à Léger, de multiples artistes ont contribué à forger ce langage inédit, fait de plans superposés, de formes géométrisées et de couleurs sobres.

Le cubisme ne s’est pas cantonné à la peinture. Il a influencé la sculpture, la photographie, le design et l’architecture. Il a inspiré d’autres avant-gardes, nourri des débats, ouvert la voie à l’abstraction et redéfini le rôle de l’artiste dans la représentation du réel. Aujourd’hui encore, son héritage est présent. Les principes cubistes irriguent de nombreuses pratiques artistiques contemporaines, et leurs œuvres continuent de fasciner les amateurs d’art et les chercheurs.

Comprendre le cubisme, c’est comprendre comment l’art du XXe siècle s’est libéré de la mimesis, comment il a appris à se regarder lui-même, à se déconstruire et à se réinventer. C’est découvrir un chapitre essentiel de l’histoire de l’art, qui éclaire la création moderne et contemporaine. C’est aussi, plus simplement, découvrir une esthétique puissante, exigeante, qui invite chacun à voir autrement et à interroger sans cesse la relation entre l’image et la réalité.

En définitive, le cubisme est bien plus qu’un mouvement artistique passé. C’est un héritage vivant, un jalon incontournable pour quiconque souhaite explorer la richesse et la complexité de l’art moderne. Un siècle après ses débuts, il n’a rien perdu de sa capacité à surprendre, interroger et inspirer.

Sophie Laurent

Sophie Laurent

Directrice Artistique

Passionnée par l'intersection entre l'art et la technologie, explorant les nouvelles frontières de la création numérique.

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