Dionysos ou la Cène ? Quand l’art se heurte à la sensibilité religieuse : retour sur la controverse de la cérémonie d’ouverture des JO de Paris 2024
La cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Paris 2024, placée sous la direction artistique de Thomas Jolly, a suscité un tollé médiatique et politique autour d’une scène jugée provocante. Cette séquence, mettant en vedette le chanteur Philippe Katerine, quasi nu, entouré de drag-queens lors d’un banquet festif, a divisé l’opinion.
D’un côté, certains y ont vu une parodie blasphématoire de La Cène de Léonard de Vinci ; de l’autre, le directeur artistique a défendu une célébration païenne, centrée sur la figure de Dionysos, inspirée par l’iconographie du Festin des Dieux. Les réactions, parfois virulentes, ont révélé une fracture dans la réception de l’art contemporain et ses références à l’héritage religieux et mythologique.
Au-delà du scandale, cette polémique interroge le pouvoir de l’art à susciter le débat, à la fois sur la liberté créatrice et sur la nécessité de respecter des sensibilités diverses.
Le surgissement d’une polémique
La séquence s’est déroulée en milieu de cérémonie. Dans un décor rappelant un banquet festif, des drag-queens évoluaient autour de Philippe Katerine, à demi-nu, orné de quelques attributs floraux et végétaux.
Les images ont vite fait le tour des réseaux sociaux, alimentant commentaires et indignations.
- Des groupes chrétiens et conservateurs se sont sentis offensés par ce qu’ils ont immédiatement identifié comme une « parodie de la Cène ». L’épiscopat catholique français, par le biais de divers communiqués, a dénoncé « des scènes de dérision et de moquerie du christianisme ».
- Des personnalités politiques de droite et d’extrême droite, à l’instar de Valérie Boyer, Marion Maréchal ou Damien Rieu, ont exprimé leur indignation. Ces responsables politiques ont parlé de « christianophobie », de mise en scène « blasphématoire » et d’« insulte à la religion chrétienne ».
- Sur les réseaux sociaux, on a vu fleurir des messages plus ou moins nuancés dénonçant une insulte faite à la communauté chrétienne. À l’étranger, le milliardaire Elon Musk s’est également saisi du sujet, qualifiant la scène d’« extrêmement irrespectueuse envers les chrétiens ».
Face à cette avalanche de critiques, Thomas Jolly a rapidement publié des explications, niant toute volonté de se moquer du christianisme.
Selon lui, la mise en scène se voulait un hommage à la mythologie grecque, et Philippe Katerine incarnait Dionysos (Bacchus), le dieu du vin et de la fête.
L’interprétation comme source de la controverse : de La Cène à Dionysos
Pourquoi une telle scène a-t-elle pu être perçue comme une référence blasphématoire à La Cène de Léonard de Vinci ? Pour répondre à cette question, il faut d’abord rappeler la place centrale qu’occupe La Cène dans la tradition iconographique occidentale.
- La Cène de Léonard de Vinci (fin du XVe siècle) est un chef-d’œuvre de la Renaissance italienne, représentant le dernier repas du Christ avec ses apôtres, juste avant son arrestation. Cette fresque, réalisée au couvent Santa Maria delle Grazie à Milan, est considérée comme l’une des plus grandes réalisations picturales de l’histoire de l’art.
- Au fil des siècles, la composition de La Cène – ses lignes de fuite, la disposition des personnages et l’atmosphère de gravité qui s’en dégage – est devenue une icône profondément ancrée dans l’imaginaire collectif. Parodies, détournements, réinterprétations… L’histoire de l’art ne manque pas d’exemples de reprises plus ou moins décalées de cette scène biblique.
Toutefois, lorsque la référence à La Cène surgit dans une cérémonie officielle, diffusée à l’échelle planétaire, la sensibilité religieuse de certains fidèles est légitimement heurtée s’ils estiment que l’intention est moqueuse.
Dans le cas présent, des drag-queens attablées, la nudité partielle de l’« homme principal » et la mise en scène décalée ont pu donner l’impression d’une caricature.
Or, Thomas Jolly a vigoureusement contesté ce point de vue, arguant que la scène faisait écho à un tout autre registre iconographique :
- Le Festin des Dieux, une thématique fréquente dans l’histoire de l’art, notamment chez les peintres européens du XVIIe siècle.
- Il a ainsi évoqué la figure de Dionysos, dieu de la fête, du vin et de la démesure dans la mythologie grecque. On le représente souvent accompagné de satyres, de ménades, dans un contexte de réjouissance et d’exaltation sensuelle.
- Philippe Katerine, par son attitude nonchalante, sa nudité partielle et sa couronne de pampres de vigne, s’apparente davantage à un bacchant qu’à un disciple du Christ.
De surcroît, Thomas Jolly a souligné que « Dionysos est le père de Sequana, la déesse liée au fleuve » (la Seine), ce qui justifiait l’introduction d’une figure mythologique reliée symboliquement à la ville de Paris et à l’histoire olympique.
Dans son récit, le banquet relevait d’une célébration païenne, issue de la mythologie gréco-romaine, plutôt que d’une évocation de la scène biblique.
L’histoire du Festin des Dieux et son poids symbolique
Pour comprendre la référence artistique revendiquée par Thomas Jolly, il convient de plonger dans l’iconographie du Festin des Dieux.
L’une des représentations les plus célèbres du thème est Le Festin des Dieux (1514-1529), un tableau de Giovanni Bellini et du Titien, conservé à la National Gallery of Art de Washington.
Bien que Thomas Jolly ne l’ait pas explicitement mentionné, cette œuvre est un point de repère clé dans l’histoire de l’art de la Renaissance italienne.
- Elle illustre les dieux de l’Olympe réunis lors d’un banquet, célébrant l’abondance et les plaisirs terrestres.
- Les protagonistes y apparaissent dans une atmosphère festive, souvent entourés de fruits, de vins et de symboles d’exubérance.
- L’idée centrale est le mélange de sacré et de profane, puisque les dieux sont dépeints de manière très humaine, s’adonnant aux joies de la table et du divertissement.
Par ailleurs, Thomas Jolly a fait allusion à une autre œuvre, Le Festin des Dieux de Jan Harmensz van Bijlert, conservée au musée Magnin de Dijon.
Cette peinture, moins célèbre que celle de Bellini ou du Titien, représente également une scène mythologique de banquet, où Bacchus/Dionysos tient une place de choix.
Ce choix iconographique vient rappeler que l’Antiquité gréco-romaine s’inscrit souvent au cœur de la célébration olympique, l’Olympe ayant inspiré l’idéal sportif moderne.

En insistant sur cette filiation, le directeur artistique de la cérémonie entendait déplacer la grille de lecture vers la mythologie plutôt que vers le christianisme.
Il est vrai que de nombreuses œuvres de la Renaissance et du Baroque montrent des dieux nus ou à demi-nus festoyant, sans que cela soulève généralement de vives polémiques.
Les bacchanales, fêtes en l’honneur de Bacchus, sont l’expression d’un culte de la joie, qui revêt parfois un caractère subversif, mais qui, dans l’histoire, a été largement intégré aux canons de l’art occidental.
La réception du public : entre scandale, incompréhension et relativisation
Malgré les explications de Thomas Jolly, la polémique n’a pas faibli immédiatement. Les critiques les plus virulentes y voyaient une posture « calculée » pour faire parler de l’événement, tandis que d’autres se sont montrés plus nuancés :
- Certains spectateurs ont salué l’originalité de la cérémonie, jugeant la mise en scène audacieuse et conforme à l’esprit festif associé à l’imagerie de Dionysos.
- D’autres ont condamné ce qu’ils considéraient comme une dérision de symboles religieux, s’estimant offensés par la nudité, la présence de drag-queens et l’atmosphère jugée « décadente ».
- Une partie du grand public, souvent moins informée du contexte, s’est questionnée sur l’authenticité de l’inspiration artistique, se demandant si la référence à la mythologie ne venait pas « en post-rationalisation » pour justifier un choix audacieux et provoquer le buzz.
Au-delà du débat sur la sincérité de l’intention, cette polémique souligne la puissance des symboles religieux et la sensibilité collective qu’ils continuent de susciter, même dans une société laïque comme la France.
Il est fréquemment arrivé que des œuvres – expositions, spectacles, films – suscitent la colère de fidèles qui y voyaient de la provocation ou de la dérision.
Ici, le contexte mondial et la dimension emblématique des Jeux Olympiques ont amplifié le retentissement médiatique.
L’art et la question du blasphème : un débat récurrent
Tout au long de l’histoire de l’art, nombre de peintres, de sculpteurs et de performeurs ont fait usage de la provocation, parfois en jouant avec des symboles sacrés. Les polémiques autour de l’art contemporain face à la religion ne datent pas d’hier :
- Le Sacré et le Profane : Depuis le Moyen Âge, l’art occidental est marqué par des représentations religieuses. Au fil des siècles, des artistes ont choisi de reprendre ces codes pour les détourner. Certains ont été accusés d’hérésie, d’autres ont fini célébrés comme des maîtres de la transgression créative.
- L’exemple d’Andres Serrano, avec son célèbre Piss Christ (1987), œuvre photographique représentant un crucifix plongé dans un bocal d’urine, avait suscité de violentes réactions. Là aussi, on accusait l’artiste d’être « anti-chrétien », alors qu’il se définissait comme croyant, souhaitant « interroger la perception du sacré ».
- La liberté d’expression versus la protection de la foi : Les tensions se cristallisent souvent autour de la question du blasphème. En France, pays historiquement marqué par la laïcité, la loi ne condamne plus le blasphème en tant que délit, mais la sensibilité religieuse demeure un facteur important.
La controverse autour de Philippe Katerine et de la séquence « dionysiaque » des JO 2024 n’est qu’un nouvel épisode de cette longue histoire. Les formes d’expression artistique s’exercent dans une société pluraliste, où la liberté de création se heurte parfois aux convictions de certains groupes religieux ou politiques.
L’art, un terrain d’expression pour célébrer ou bousculer ?
L’épisode de la cérémonie d’ouverture de Paris 2024 illustre en fin de compte la capacité de l’art à déclencher des émotions intenses. L’art, qu’il soit ancien ou contemporain, sacré ou profane, a toujours été le fruit de tensions entre différents registres de sens : hommage, transgression, célébration, critique.
- Le banquet dionysiaque : On peut voir dans ce tableau vivant la volonté d’illustrer la joie, la célébration de la vie, la liberté de se costumer, de revendiquer l’égalité et l’inclusivité (symbolisée par la présence de drag-queens).
- La subversion des codes : Par le recours à la nudité et à l’ambiguïté de la scène, la création artistique heurte certains repères moraux ou spirituels. Cette dimension subversive, inhérente à une partie de l’art, a sa légitimité, mais elle entre parfois en collision frontale avec des valeurs religieuses.
- La pluralité des lectures : Toute œuvre d’art est sujette à interprétation ; il n’existe jamais de lecture unique, et l’intention de l’artiste ne coïncide pas toujours avec les perceptions du public. C’est précisément cette multiplicité de points de vue qui fait la richesse et la vivacité du débat artistique.
Regards d’expert : quand La Cène rencontre Le Festin des Dieux
En tant qu’historien de l’art, l’un des points les plus passionnants de cette controverse réside dans la confrontation de deux icônes majeures :
- La Cène, sommet de l’art chrétien de la Renaissance.
- Le Festin des Dieux, exemple du renouveau humaniste, fascinant par la liberté formelle qu’il autorise.
Ces deux références, à première vue, relèvent de traditions esthétiques, spirituelles et culturelles distinctes : l’une canonique et solennelle, l’autre païenne et jubilatoire.
Mais il n’est pas rare que l’art superpose des strates d’influences. D’aucuns suggèrent que La Cène de Léonard de Vinci, par sa composition, a pu marquer indirectement bien des scènes de banquet, religieuses ou profanes.
À l’inverse, le déploiement de la nudité et de l’excès renvoie à la lignée dionysiaque qui irrigue non seulement la peinture, mais aussi la littérature et le théâtre (pensons aux Bacchantes d’Euripide).
Une conclusion pour l’avenir : l’importance du dialogue
La controverse entourant la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Paris 2024 et la scène du banquet illustre l’éternelle tension entre la liberté de création artistique et le respect dû aux convictions religieuses.
Elle nous rappelle que l’art peut, en un instant, catalyser toutes les passions collectives et briser les consensus fragiles.
Ce pouvoir n’est pas nouveau : il est inscrit dans la nature même de l’acte artistique, qui à la fois séduit, questionne et peut offenser.
Pour conclure, il est essentiel de souligner que dans le contexte des JO, où le monde entier a les yeux rivés sur la France, la polémique n’est pas anodine.
Elle montre que même un spectacle festif et ouvertement inspiré de l’antiquité païenne peut être perçu comme une attaque envers le christianisme, dès lors que les symboles semblent entrer en résonance.
Les excuses présentées par le comité d’organisation et les explications de Thomas Jolly illustrent une volonté d’apaisement, sans pour autant faire disparaître l’incompréhension.
En définitive, cet épisode nous enseigne que :
- L’art n’est pas un langage universel au sens strict : chaque individu, chaque communauté, arrive avec son bagage de références, ses croyances, sa sensibilité.
- Les symboles religieux demeurent puissants : exploités, parodiés ou simplement détournés, ils suscitent des réactions passionnées.
- L’interprétation ne se contrôle pas : le sens d’une œuvre échappe souvent à son créateur, surtout lorsque le public est composé de millions de personnes de cultures et de religions différentes.
- Le débat est un signe de vitalité culturelle, pour peu qu’il se fasse dans le respect mutuel. L’art, même officiel, ne doit pas craindre la polémique, mais il doit prendre en compte la diversité des sensibilités, tout particulièrement lors d’événements mondiaux comme les Jeux Olympiques.
Si l’on devait retenir un message à partir de cette controverse, c’est sans doute que la liberté artistique est un bien précieux, mais qu’elle s’exerce dans un champ où cohabitent des mémoires, des traditions et des croyances multiples.
Trouver la juste mesure entre l’audace créative et la considération pour ceux qui, dans les symboles religieux, voient encore la marque de leur identité spirituelle, demeure un défi récurrent pour tout créateur.